6

Pike regardait les étudiants de l’UCLA slalomer entre les voitures à la sortie du campus, non loin de chez Frank Meyer, lorsque son portable vibra avec trois minutes de retard.

— Je suis là, dit-il.

— Lonny ? fit Carson Epp. Vous l’entendez bien ?

La voix de Lonny s’éleva à son tour, douce et haut perchée :

— Oui, oui, très bien. Salut, Joe.

— Je vous laisse, dit Epp. Vous serez seuls en ligne. Quand ce sera fini, Lonny, raccrochez normalement. Je vous rappellerai pour vérifier que tout se sera bien passé.

— D’accord. Merci, Carson.

— À plus.

Pike entendit un clic quand Epp raccrocha. Lonny Tang murmura :

— Ça a dû barder pour que tu m’appelles comme ça.

Ne voyant pas comment présenter les choses autrement, Pike lui annonça la nouvelle de but en blanc :

— Frank est mort. Il a été assassiné avant-hier. Avec toute sa famille.

Lonny resta muet en bout de ligne, mais Pike entendit un sanglot étouffé et le laissa pleurer. Si l’un d’eux avait le droit de pleurer Frank, c’était bien Lonny.

— Excuse-moi, finit par dire Lonny. Je devrais pas donner dans le pathos.

— C’est normal.

Lonny s’éclaircit la gorge.

— Merci de m’avoir prévenu. J’apprécie, Pike. Ils ont eu le fumier qui a fait ça ?

— Pas encore. Les flics soupçonnent une bande de braqueurs spécialisée dans l’attaque de résidences. La maison de Frank était leur septième cible.

Lonny s’éclaircit de nouveau la gorge.

— Bon, euh, je sais pas trop quoi te dire. Tu me préviendras quand ils les auront serrés ?

— J’ai une question à te poser.

— Laquelle ?

— Ces mecs ont l’air bien renseignés. Leurs six premières attaques visaient des dealers ou des blanchisseurs d’argent sale. Tu vois où je veux en venir ?

— Frank avait une boîte d’import. Il importait des fringues.

— Si Frank importait aussi autre chose, il était forcément en contact avec quelqu’un qui a fini par le lâcher. Cette personne-là sait qui l’a tué.

— Tu crois que je te cacherais quelque chose, Joe ?

— Je n’en sais rien.

— On parle de Frank, mec. Tu es sérieux ?

— Est-ce qu’il t’a dit des choses que je devrais savoir ?

Lonny respira un certain temps en silence.

— Il est venu à mon procès, répondit-il enfin, d’une voix calme. Pas tous les jours, mais deux ou trois fois. C’est là que je lui ai demandé s’il regrettait de m’avoir sauvé – parce que, s’il ne l’avait pas fait, tu vois, les mecs que j’ai tués seraient toujours en vie. Bref, je lui ai demandé s’il regrettait. Il m’a répondu que les gars comme nous se couvraient les uns les autres et que c’est pour ça qu’il m’avait couvert. Il n’avait pas eu le choix.

— C’est comme ça que ça marchait, Lonny. Qu’est-ce que tu aurais voulu qu’il te dise d’autre ?

— Je comprends. Je crois que j’avais juste envie d’entendre que je comptais encore pour quelqu’un, que, je n’étais pas qu’un sale petit meurtrier de merde.

Pike garda le silence.

— Merci de protester, chef, pouffa Lonny. Ton soutien me va droit au cœur.

Il éclata soudain de rire, mais son rire dégénéra rapidement en sanglots.

— Et merde, bredouilla-t-il. Excuse-moi.

— Allez, Lonny, c’est oui ou c’est non. Est-ce que Frank t’a parlé d’une combine ? Il lui est peut-être arrivé de te poser des questions sur certaines personnes ? De dire quelque chose qui t’aura mis la puce à l’oreille ?

— Tu crois peut-être que si je pouvais aider à choper les empaffés qui l’ont tué, je ne me donnerais pas à fond ? Je les crèverais moi-même, ces fils de pute.

— Tu en es sûr ?

— Oui ! C’était resté le Frank qu’on a connu. Il avait ce putain d’esprit scout dans les gènes.

Pike, soulagé, sentit se desserrer l’étau qui lui comprimait la poitrine.

— OK, Lon. C’est bien ce que je pensais, mais il fallait que je m’en assure. Tu étais le seul à avoir gardé le contact.

— Je sais. Elle lui avait imposé de sacrées conditions, cette fille.

Cindy.

Pike en avait terminé. Il aurait voulu raccrocher, mais il n’avait pas parlé à Lonny depuis longtemps et se sentait un peu coupable. Lonny Tang avait fait partie de son équipe pendant onze ans, par intermittence, jusqu’à sa blessure.

Pike posa la question qui s’imposait :

— Comment ça se passe, là-haut ?

— On s’y fait. Encore treize ans à tirer, et je pourrai m’allonger sur la plage les doigts de pied en éventail.

— Tu as besoin de quoi que ce soit ?

— Non. J’ai mes médocs, tous les soins qu’il me faut gratos. Je chie des pépites bleues et je n’ai pas droit à la bouffe épicée, mais à part ça tout va bien.

Le jour où Frank Meyer lui avait sauvé la vie, l’explosion d’une roquette avait projeté un éclat de rocher de la taille d’une balle de golf dans l’abdomen de Lonny. Lonny y avait laissé son rein gauche, trente centimètres de gros intestin, soixante centimètres d’intestin grêle, sa rate, une partie de son foie, la moitié de son estomac, et sa santé. Il avait ensuite sombré dans une addiction croissante aux antalgiques qu’il n’avait pas les moyens de financer. Le Percocet l’avait mené à des drogues plus dures et, pour finir, à ce bar de Long Beach qu’il avait braqué. Deux dockers ayant tenté de l’en empêcher, Lonny avait descendu le propriétaire du bar et un spectateur innocent. Il avait été arrêté moins de trois heures après, inanimé dans sa voiture après s’être injecté la dose de came dont il avait besoin pour museler sa douleur. Condamné pour double meurtre avec préméditation, il purgeait actuellement une peine incompressible de vingt-cinq ans à la prison d’État de Corcoran.

Ne sachant qu’ajouter, Pike décida d’abréger la conversation :

— Écoute, Lonny, les flics sont en train d’enquêter sur Frank, et…

— Ils ne trouveront rien.

— Quand ils éplucheront ses relevés téléphoniques, ils verront que vous vous êtes parlé.

— Je m’en fous. Je leur dirai exactement la même chose qu’à toi.

— Dis-leur ce que tu veux sur Frank. Mais ne leur parle pas de moi.

— Ce n’est pas toi qui m’as appelé. C’est mon avocat.

— Exact.

— Tu comptes t’attaquer à ces mecs ?

— Il faut que j’y aille.

— Je comprends, vieux frère.

Pike allait raccrocher lorsqu’un détail lui revint en mémoire.

— Lonny, tu es là ?

— Ouais, je suis là. Où veux-tu que j’aille ?

— Une dernière chose. Les flics m’ont dit que Frank portait les mêmes tatouages que moi.

— Tu ne le savais pas ?

— Non.

— Ça remonte à des années, mec. Il me les a montrés un jour au parloir. Il venait de se les faire faire.

— Des flèches.

— Deux bonnes grosses flèches rouges, comme les tiennes. Cindy était verte. Elle a failli le foutre dehors.

Lonny rit, mais Pike était mal à l’aise.

— Il t’a expliqué ?

— Pourquoi il s’était fait faire ça ?

— Oui.

— Tu te rappelles comment elle le faisait chier en le traitant de mercenaire ? En lui disant qu’elle ne l’épouserait pas s’il refusait de se ranger ?

— Bien sûr.

— On lui est tous tombés dessus pour qu’il la plaque : « Hé, tu vas quand même pas laisser cette gonzesse te tenir par les couilles ? » Mais Frank m’a dit que tu lui avais conseillé d’y aller. Que tu lui avais dit que s’il avait vraiment envie de ce genre de vie, il fallait qu’il se donne les moyens de la mener. Il a beaucoup apprécié ça, Joe. C’était comme si tu lui avais donné ton autorisation.

Pike médita un instant là-dessus.

— Il était heureux ?

— Ouais, mec. Et comment. Il avait l’impression de s’être réveillé dans la vie de quelqu’un d’autre. Comment on dit, déjà ? Il était comblé.

— Tant mieux.

— Il m’a parlé d’un truc bizarre, cela étant. Il m’a dit qu’il lui arrivait en se réveillant d’avoir peur que Dieu se rende compte de son erreur et décide de tout lui reprendre en disant : « Hé, ce n’est pas ta vie, Frankie, tu dois retourner au casse-pipe. » Il m’a dit ça en rigolant, mais quand même.

Pike ne fit pas de commentaire, songeant que c’était bien le genre de Frank de dire des choses comme ça.

— Tu crois que c’est ce qui est arrivé ? demanda Lonny. Que Dieu s’est rendu compte qu’il avait commis une erreur ?

— L’erreur a eu lieu ici-bas, Lonny.

— Pigé. Joe ? Merci de m’avoir prévenu pour Frankie. Je reçois pas des masses d’appels.

— Il faut que j’y aille.

— Joe ?

— Il faut que j’y aille.

— Tu étais un bon chef. Tu prenais soin de nous, mec. Je regrette de t’avoir laissé tomber.

Pike referma son portable.

Règle N°1
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